Nos défaites, apprendre de nos erreurs

 

Jean-Gabriel Périot pose sa caméra. Il est temps de s’assoir, de se parler et de dresser le bilan de nos luttes. Ici, la plus romantique. Celle que nos grands-parents envient mélancoliquement. C’était 68, c’était autre chose. Habitué aux images d’archive, le cinéaste approche la période d’une autre manière avec Nos défaites. Pour commencer, il se localise. Dans un lycée d’Ivry-sur-Seine, il a demandé à une classe de première d’interpréter des scènes provenant d’œuvres sur Mai 68 – nous reconnaîtrons notamment La Chinoise de Jean-Luc Godard. Entre les différentes scènes, Périot s’entretient avec les élèves en les questionnant sur ce qu’ils jouent, les enjeux de la lutte, avec tout un corpus de questions tournant autour de l’émancipation des travailleurs. Il n’est donc plus question de regarder frontalement le sujet, mais de se détourner des images. Périot ne regarde pas ailleurs, mais bien face à Mai 68. Cependant, il trouve un stratagème, de manière à contourner la mélancolie lissée qui l’intéresse bien moins que de questionner l’héritage actuel de cette lutte.

Pour ce faire, le documentariste ne se trompe pas : son installation a lieu dans un lycée populaire de banlieue parisienne. L’acception « populaire » peut vouloir tout et rien dire. Mettons que le lycée appartient à l’Académie de Créteil, bien connue par les enseignements se retrouvant dans les dernières places du concours du CAPES. Interroger des jeunes gens dans un lycée n’a rien d’anodin. Créés par un thuriféraire de l’ordre, Napoléon Bonaparte, les lycées étaient à l’origine exclusivement portés sur la formation militaire. Aujourd’hui, d’aucuns mettent en évidence qu’ils font toujours partie d’une entreprise d’humiliation des classes sociales populaires, d’autoritarisme envers les élèves, et de machine de tri en vue de les préparer pour leur mission future de servir le capital. Les cadres fixes de Jean-Gabriel Périot rendent bien compte de l’état d’emprisonnement des élèves, cherchant toujours la bonne réponse à donner à leur interlocuteur, de peur peut-être, d’être corrigés à la moindre sortie de route, comme ce qui est la coutume entre les murs. 

Le film les laisse tout de même s’émanciper, à l’occasion des saynètes que l’on a décrites. Celles-ci sont un véritable terrain de jeu où se retrouvent toutes les approximations immanentes de la fougue adolescente, soucieuse de bien faire, de rendre hommage au texte qu’ils respectent avec beaucoup de scrupule. Périot leur offre un espace d’expression, certes quadrillé par un texte, mais dont les multiples interprétations le rendent plus vivant que jamais. Chaque comédien arrive à s’approprier les lignes. Mais l’essentiel n’est pas la performance de la scène, beaucoup moins que le simple fait de la faire. Le film montre des lycéens qui prennent plaisir à faire un travail, qui y vont de bon cœur avec un réel esprit de camaraderie imposé par l’aspect collectif de la création cinématographique. Le cinéma militant ne se contente pas de tenir un discours, il doit ouvrir des lignes de front, créer des espaces où les oppressions systémiques n’ont pas court, et c’est ce que travaille à faire le cinéaste.
 
Ensuite vient le temps du questionnaire. Périot continue son entreprise d’effacement, laissant la place du cadre aux lycéens. Seulement un champ, seules les questions du documentariste servent de contre-champ. Il a à cœur de leur laisser la place, c’est leur moment, leur film. En ce sens, les questions se veulent toujours plus ouvertes, dans le même objectif. Donner la parole est une chose, mais la prendre en est une autre. On détecte très bien chez les élèves une envie de bien dire, parler vrai, être juste. Certains assument plus que d’autres leur position, certains assurent plus que d’autres leurs réponses. Dans tous les cas, Périot laisse le champ libre, ne restreint jamais les prises de parole.

Pourtant, le cinéaste n’est jamais attentiste. On sent rapidement que les questions orientées appellent des réponses qu’il a prévues. Les entretiens sont toujours personnalisés, ce qui amène à des avis tout à fait privés que doivent extérioriser les élèves. C’est un travail qui les conduit à toujours se demander ce qu’ils pensent de la lutte, et leur réflexion, leur hésitation est autant filmée que leurs réponses boiteuses et innocentes. Des différences sont une nouvelle fois à observer, avec des élèves plus vindicatifs que leurs camarades. Pourtant, ils sont souvent unanimes sur certaines questions. Oui, il faut que les travailleurs aient de meilleures conditions de travail. Oui, chacun doit se battre pour améliorer lesdites conditions, à son échelle. A travers les entretiens, le montage organise une montée des questions, comme si elles allaient aboutir à l’interrogation suprême, l’apogée des interrogations. « Et toi, tu serais prêt à faire la Révolution ? ».

Et là, comme dans les meilleures tragédies grecques, le couperet tombe et annihile la montée en tension organisée par tout le film. Mené par un engouement que la majorité des réponses laissait paraitre, le spectateur s’attend à ce que la réponse à cette question soit affirmative. La fougue de cette jeunesse qui se bat pour ses droits devrait dicter son comportement vers le Grand Soir. Sortez les fourches, on y va avec eux, on serait presque en train de chanter l’Internationale sur la route de la bataille. Mais comme un uppercut bien placé, un but qui arrache la victoire dans les derniers instants à sur une pelouse adverse, la conclusion est cinglante : la majorité des jeunes n’est absolument pas prête à mener l’ultime combat. Périot a beau essayer de retourner le problème dans tous les sens, tenter de mener ses interlocuteurs par plusieurs côtés et aboutir à un oui, rien n’y fait, le non est souverain dans la majorité des bouches.

Mais comment leur en vouloir ? Une simple réflexion permet de se signifier que les êtres appartiennent à des structures qui les produisent, qui les constituent en tant qu’êtres. Si ces jeunes ne sont pas dans un vouloir de justice sociale au point de se battre physiquement pour, ce n’est pas eux qu’il faut blâmer, et Jean-Gabriel Périot en est très conscient, il ne les prend pas en grippe. Ils ne sont que le fruit de ce que la société a fait d’eux, une société individualiste, de propriété et du capitalisme. C’est là que les défaites sont absolument criantes pour les mouvements de Mai 68. L’héritage n’a pas été suffisant pour inculquer une culture de la lutte pour croire aux rêves (peut être dérisoire), d’un jour briser les chaînes. Périot semble rappeler avec ce nous, que ce sont aux gens qui pratiquent les luttes qui se doivent de les transmettre, et qu’en ce sens, Mai 68 a failli. Elles sont là nos défaites. Un match s’est joué dans ces années-là, et même si pendant un temps il y a eu des répercussions (Mitterrand notamment), la prise de température de Périot est sans appel, le match est perdu.

Mais le film ne s’arrête pas à ce tragique constat. Pour filer la métaphore, on a perdu des batailles, mais la guerre est loin d’être une déroute. Jusqu’à ce que l’humanité aie disparu dans les feux d’une terre mourante, et que la bourgeoisie se soit réfugiée sur Mars, le combat continue. Dans le marasme écolier, un élève se distinguait. Lui avait des convictions, lui pensait que la Révolution était une solution si on ne nous écoutait pas. Des jolis mots, des belles paroles ou des berceuses pourrait-on dire. La dernière partie du film donne tort au spectateur qui pense ainsi. En effet, en fin d’année 2018, le lycée d’Ivry-sur-Seine s’est soulevé. Sous la forme d’un blocus, une masse d’élève s’est élevée contre la direction réprimant des élèves s’étant rendus coupables de tags. L’occasion était rêvée pour Périot qui recommence son interrogation, mais plus spécifiquement sur cette lutte et en dressant un parallèle avec une vidéo scandaleuse d’élèves arrêtés et mis à genoux par des policiers autoritaires. Cette fin d’année 2018 était également le début de la période des Gilets Jaunes, mouvement protestataire du pouvoir que l’on sait. Beaucoup y ont pris part, et c’est l’occasion finalement pour ces élèves de rejouer Mai 68. A leur échelle, dans une moindre mesure, mais tous ont pour ambition de se faire écouter, de crier l’injustice. Et ce n’est pas le froid hivernal, leurs tremblements face aux basses températures devant la caméra de Jean-Gabriel Périot qui allait les faire reculer. Tout en tranquillité, le documentariste filmait une vraie riposte, celle qui appelle les lendemains.

 

Pablo Del Rio
Bulletin Ciné N°3
Mars 2024
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